❝ BLACKOUT - why even try ❞
Grosse journée pour le monde des tacos. J’avais jamais vu ça, dans ma maigre carrière de cuisinier, à quel point le besoin en salsa, en burritos et en autres délices gratinés et épicés était nécessaire, intense, obligatoire, autant que ce soir. Ou alors Isla avait écrit un article sur l’un de ses blogues où elle vantait les mérites de la cuisine mexicaine comme un puissant aphrodisiaque pour m’avoir rameuté autant de gens, d’11h tapant jusqu’à maintenant, 17h et quelques. La ligne de clients ne faisait que se remplir encore et encore, s’allonger jusqu’à la sortie complète du parc, semblant se perdre à l’horizon alors que d’autres couples et nombreux célibataires s’étaient passé le mot qu’avant d’aller retrouver leur douce moitié, un shot de tequila et une bonne raclée de guacamole allient donner courage et entrain face à une soirée que plusieurs attendaient, que d’autres redoutaient. Le grill fonctionnait à vive allure depuis trop longtemps déjà, et la température dans le camion frôlait la canicule, alors que Keandra et moi on se passait le flambeau, on se relayait à la caisse, puis à la bouffe, puis à la caisse encore. On avait même développé une genre de chorégraphie où elle débutait la danse en entrant les commandes, avant que je ne repasse pour servir les boissons, qu’elle file arroser les tomates et les avocats de jus de lime et d’huile, que je flippe la viande, qu’elle se glisse au four pour chauffer les tortillas, et qu’on se rejoigne en plein milieu pour terminer l’assemblage de nos dizaines, vingtaines, centaines d’assiettes. Elle était bonne la petite, ça au moins ça sauvait la mise. Et on avait développé des techniques, des façons de faire qui semblaient parfois – toujours – brouillons, mais qui fonctionnaient. Fallait dire aussi qu’après toutes les personnes qui étaient venues travailler au food truck, Keandra était la première à qui je donnais autre chose à faire que gérer les paiements et faire couler la limonade. Je lui faisais confiance dans une cuisine, faut dire que je l’avais déjà vue à l’œuvre et qu'elle était un p’tit génie quand il s’agissait de préparer un peu n’importe quelle recette. Et croyez-moi, j’avais beau être très relax dans la vie et me foutre d’un peu tout, lorsque ça sortait de ma cuisine, lorsque ça portait le nom du Leo’s grill, lorsque je faisais payer les gens pour goûter, fallait que ça vaille la peine. Autrement, autant me faire ravaler par la prochaine grosse vague qui passait. À L.A., les food trucks n’étaient pas en reste et il y en avait à tous les coins de rue, raison de plus pour jouer les tyrans une fois qu’on enfilait le tablier du resto. Bref.
Keandra finalisait la commande d’un couple épris qui ne se lâchait plus, réalisant probablement trop tard qu’ils n’étaient pas dans le jacuzzi mais devant un shack à nachos avant de payer du revers de la main et finir le boulot dans les buissons, lorsqu’elle me fit signe qu’elle allait prendre une pause. D’acc,
no problem, je la comprenais. Les gouttes de sueur perlaient sur mon front après avoir couru dans tous les sens de la petite cabane en bois mobile dans laquelle j’avais élu domicile pour la journée, et si je ne remplissais pas nos bouteilles d’eau à toutes les 20 minutes j’aurais pu parier qu’on allait crever de déshydratation dans les prochaines secondes. Alors si mon p’tit chef avait besoin d’air, elle aurait de l’air. Je lui tirai ma révérence avant de glisser un crayon entre mes lèvres et de prendre de front la bande d’étudiants probablement
stoned ou juste bien cons qui se postèrent devant mon kiosque, gloussant à demi-mots à chacune de leurs phrases. Keandra revint par chance quelques minutes seulement plus tard et je lui souris de toutes mes dents, lâchant un «
Me quitte plus jamais! » désespéré, alors que je comptais maintenant les minutes avant qu’on puisse fermer le tout et filer boire un cocktail de récompense une fois que le calvaire des dernières commandes serait terminée. J’adorais bosser au food truck, vous méprenez pas, mais depuis qu’il y avait l’école de surf avec les Iver et mes de plus en plus nombreux contrats sur des plateaux de tournage de cinéma comme cascadeur, je me fatiguais un peu trop vite. Normal, je me cassais de tous les sens, soit sur l’océan, soit à me tirer de toits d’immeubles ou à escalader des arbres et des falaises pour les besoins de la caméra. Voilà, je me faisais vieux. Par chance, la dernière tournée de shooters de tequila, partagée avec Keandra et deux mecs qui avaient profité d’un moment d’inattention de ma part pour commander des burritos même si je venais de déclarer la journée terminée, fit un bien fou et je fermai la fenêtre du food truck avec la satisfaction du guerrier. Une autre belle journée de terminée et là, là, là, la bière prenait tout son sens. Je laissai la brunette compter les dollars dûment gagnés dans la caisse alors que je me faufilais derrière elle, lançant quelques notes plus haut la chanson qui jouait à la radio et fouillant dans le frigo à la recherche de deux bouteilles bien glacées. «
Merde, t’y croiras pas… » que je soufflai, dépité. «
On a vendu les dernières bières au surfeur qui te reluquait de trop près! » Ça, c’était chiant. Déjà qu’il avait fallu que je me la joue faussement copain jaloux en passant mon bras autour des épaules de K. alors que l’autre la reluquait sans grande classe, en plus y’avait fallu que cet idiot parte avec nos dernières victuailles d’houblon. La vie faisait chier.
«
En même temps, j’voudrais pas t’empêcher d’aller passer la soirée avec Cupidon, hey! » Me relevant, toujours aussi assoiffé que quand je m’étais penché, je repassai derrière elle pour commencer à ranger la bouffe, recouvrant les divers plats et jetant les derniers trucs aux ordures. C’était pas parce que moi je passais la St-Valentin à manger des beignets sur le balcon de mon appart, en lançant mes bouchons de bière à tous les couples qui se postaient sur la promenade juste en bas de ma fenêtre, à se dire qu’ils s’aiment et à soupirer goulument dans les bras l’un de l’autre qu’elle n’avait rien au programme de son côté. Non, j’étais pas cynique. J’étais juste simplement pas du genre à célébrer une fête aussi ridiculement commerciale. Le fait que les choses étaient encore plus brouillées que jamais entre Rae et moi aidait probablement à l’équation, mais j’étais trop con pour m’en rendre compte de toute façon.